Janus ou la double vie.
Il partait le matin, cartable sous le bras,
Vers son petit bureau pour un jour sans éclat,
Accomplir sans entrain son fastidieux travail
En attendant le soir et sa morne grisaille.
Mais sitôt libéré des taches ordinaires,
Il métamorphosait sa nature première,
Et devant son écran, il était Don Juan
Le grand Casanova, le comte d’Artagnan...
Il oubliait sa vie et ses muscles de laine,
Ses cachets pour la nuit et sa jolie bedaine.
Il devenait soudain, un héros de roman,
Séduisait les princesses en redoutable amant.
Il maniait les mots comme on manie l’épée:
Multipliait les rimes sans jamais fatiguer,
Et si par aventure, il croisait un miroir,
Il se trouvait très beau et perdait la mémoire
De ses petits matins, de sa vie ordinaire,
De son chef de service et de ses coronaires…
Dans les ors éclatants d’un monde imaginaire
Il devenait enfin un homme légendaire.
Mais quand sonnait minuit, une fée Carabosse
Eteignait son écran à la fin de la noce…
Il buvait sa tisane, mettait son pyjama
Et quittait à regret son petit cinéma.
Dans la nuit agitée, ses rêves s’entremêlaient.
Les princesses buvaient tout son café au lait.
Sarkozy lui offrait un verre à la cantine;
Il valsait dans les bras d’une blonde platine.
La pluie sur les carreaux sonna la fin des rêves
Il partit en courant, à cause de la grève,
Attraper son métro, le cartable sous le bras,
Vers son petit bureau pour un jour sans éclat.