
1867 - 1952
Le Père Thillet.
Aujourd'hui une autre construction remplace la maison dont je veux parler .C'était la quatrième après l' Hôtel Guéneau, le café Bidault et la boutique de Mme Chassignol.
Il y avait une devanture ancienne peinte en noir, avec une porte entre deux fenêtres et sur le côté gauche une porte de couloir. L'hiver, l'intérieur du local était faiblement éclairé d'une seule lampe centrale et, les soirs, d'une autre petite ampoule sur le bureau établi qui se trouvait à droite de la porte d'entrée.
Là, c'était chez le "père Thillet". On entrait comme on voulait, personne ne demandait rien. Même lorsque le patron n'était pas là, madame Thillet ne venait jamais voir.
A vrai dire ce n'était pas un magasin, mais c'était " la Boutique du Père Thillet".
C'était un méli-mélo, un bric-à-brac, indescriptibles d'instruments de musique, d'horloges et d'objets divers à réparer. Une table près de l'entrée présentait les journaux de la "Bonne Presse" : Coeur Vaillant" - Fripounet et Marisette etc.
C'était le rendez-vous des gamins du quartier, en dehors des heures de classe, en compagnie des enfants Thillet, deux filles et quatre garçons.
Le père Thillet et ses enfants étaient tous musiciens, mais l'équipe des gamins ne l'était guère et c'était une perpétuelle cacophonie. Les uns jouaient de l'harmonium, d'autres du piano ou tapaient sur un tambour, tandis que d'autres encore soufflaient dans les clairons et cors de chasse, ou sciaient et clouaient des morceaux de bois sur l'établi. Entre temps, l'un ou l'autre demandait des renseignements les plus divers à leur hôte, bienveillant, instruit et indulgent. Ce
qui n’empêchait pas quelques "Vieux" de lire "Le Pélerin" et "l'Echo du Roannais"
L'établi de travail du Père Thillet se trouvait à droite de la porte d'entrée; sorte d'ancien bureau de maître d'école, derrière lequel il siégeait en tablier de toile grise et face à une ribambelle de montres et réveils en cours de réparation.
Les personnes qui voulaient un journal se servaient et mettaient l'argent dans un bol, à côté des journaux. Si le Père Thillet n'était pas là, ou bien s'il dormait, on faisait pareil. A noter qu'on pouvait lire le journal sur place sans rien payer.
Mais l'horloger était aussi un recours pour ceux qui avaient perdu une clé. Il en possédait, comme on disait alors : autant qu'un curé peut en bénir ! ... Il trouvait toujours la bonne clé pour ouvrir et en refaisait une autre au modèle.
A côté de cela, il avait la charge de l'entretien de l'horloge de l'église et il en "remontait les poids" chaque samedi; souvent accompagné d'un ou deux gamins. Il m'est arrivé d'y aller. L'horloge d'alors sonnait tous les quarts d'heure et répétait les heures. Il n'était jamais en panne. (1)
Mais le Père Thillet était aussi chantre, et il fallait l'entendre aux vêpres lorsqu'il entonnait les psaumes simultanément avec monsieur Philibert Bonnet, directeur d'école. Tout particulièrement quand il entonnait à la fin des vêpres le "Tu es Petrus..." (2) Les murs et vitraux vibraient, les statues semblaient s'incliner et les fidèles se mettaient à genoux; tandis que l'abbé Gauthey ( l'abbé sourd) se dirigeait vers l'autel pour le salut du Saint-Sacrement.
Souvent lorsqu'il faisait beau, le Père Thillet partait en randonnée à bicyclette avec quelques gamins, auxquels il louait un vélo pour 10 sous. Ces vélos étaient empilés dans le couloir qui, de ce fait, était impraticable. Je pense que le brave homme ne pesait guère moins de cent kilos, mais cela ne l’empêchait pas de rouler bon train et à 80 ans il se déplaçait encore à bicyclette (3)
Par contre, le matin, on ne trouvait pas le Père Thillet avant dix heures car il veillait généralement jusqu'à une heure après minuit. Tard, le soir, il travaillait encore à réparer ses montres et réveils. Il avait un commis pratiquement bénévole : le père Jacquetin que l'on appelait plus souvent "Montluçon". Il avait fait son service militaire dans cette ville et "Montluçon" était comme une antienne à la fin de tous les psaumes. Il y avait toujours du "Montluçon" à la fin d'une conversation !
Donc, Montluçon-Jacquetin baignait dans le pétrole les mécanismes d'horloges.
Car les horloges, c'était sa spécialité. Mais il disait : " Y est lui qu'les répare, à peu y'est moi qu'les remonte". Et quand le père Thillet lui demandait si telle horloge était remise en état, il répondait : " Ah, oui, al est fait (1) a martz, apeu a sounne".
Tout était dit .... et le travail continuait encore un peu dans le tic-tac rassurant des multiples réveils, montres et horloges en marche. Peut-être que le temps ne comptait pas pour nos deux hommes.
Vers les dix heures du soir arrivait le petit Père Mercier (4) géomètre de son état et inventeur à ses heures . Lorsque "Montluçon" s'en allait, le Père Mercier et le Père Thillet se lançaient dans les mot croisés , chacun avec ses dictionnaires ....
Tandis que tournaient, tournaient les innombrables aiguilles de tous les cadrans.
Et la dernière lampe à s'éteindre derrière une vitrine était la leur ! .....
Henri Richard
1) Ici, on disait : Un horloge.
2) Il était renommé pour chanter le "Minuit Chrétiens" à Noël.
3) Monsieur Jules Thillet est mort en 1952, âgé de 85 ans. Mais que de choses ont changé depuis.
4) Genre professeur "Tounesol" le Père Mercier était aussi greffier du juge de Paix à Chauffailles

Le père Thillet devant sa boutique en compagnie de son épouse Louise et des trois premiers de ses six enfants : Jean Ernest mon père, Germaine et Isabelle ses soeurs.
Jules Thillet était mon grand-père et j'avais une grande admiration pour lui. Il était originaire de St Jacques des Arrêts, cadet d'une famille nombreuse. Ses parents étaient métayers pour le compte d'un noble propriétaire maconnais . A l'âge de 15 ans il quitta sa famille pour rejoindre le noviciat des frères mariste à St Genis-Laval. En 1893, Il devint lui même religieux enseignant mais dut abandonner en 1905 sa vocation sous les lois de séparation de l'Eglise et de l'Etat et l'expulsion de France des religieux y compris les enseignants (1). Réduit à l'état laïque, il se maria en 1906 et continua d'enseigner à Bourges où naquit son premier fils, Ernest mon père. Mais l'école libre ne nourrissait pas son instituteur ni sa famille et c'est sur le conseil de Mr Bonnet je crois qu'il s'installa à Chauffailles. Très habile de ses doigts il était capable de réparer tout ce qui était en panne. Avec mon père, adolescent, il visitait les églises de la région, en vélo, pour entretenir les horloges et les harmoniums. Il a été l'un des premiers obtenteurs du permis de conduire en Saône et Loire mais n'a jamais possédé une automobile bien qu'il ait présenté l'une des premières de ces vénérables mécaniques à Chauffailles. Il a toujours été pauvre en argent mais riche en culture et en relations. Il rayonnait de bonheur et de sérénité.
Maurice Louis Antoine THILLET
___________________________
(1)
Le coup final est porté aux congrégations enseignantes par la loi du 7 juillet 1904, dont l'article 1er prévoit :
Près de 2 000 écoles furent fermées, et des dizaines de milliers de religieux qui avaient fait de l’instruction leur terrain d’action privilégié se trouvaient interdits d’exercer leur profession et confrontés au choix entre reconversion, abandon de l’état régulier, et exil. Certains se sécularisent, à l’appel des évêques, pour assurer la survie de leur œuvre, mais beaucoup choisissent la fidélité à leur vocation et donc l’exil, de préférence le plus près possible de la France, dans l’espoir d’un retour possible.
30 à 60 000 religieux français partent ainsi fonder des établissements à l’étranger : Belgique, Espagne, Suisse, mais aussi la voie « missionnaire ». Ainsi, environ 1 300 débarquent au Canada entre 1901 et 1904, marquant la société québécoise.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_des_congrégations_chrétiennes_en_France#1904_-